Refuges 2

DEUXIEME PARTIE

 

La pluie qui menaçait depuis le matin se mit à tomber au moment où Chris quittait le magasin. Elle portait un grand carton contenant ses achats, tout le matériel nécessaire au développement de ses photos. Elle hâta le pas jusqu'à sa voiture et installa le carton dans le coffre près de deux grands sacs de papier emplis de nourriture. Elle avait profité de son passage en ville pour refaire des provisions. Elle soupira en quittant le parking, amenant sa Jeep dans le flot des véhicules qui roulaient au pas.

 

Pas le meilleur moment pour quitter cet endroit. C'est l'heure de pointe à première vue. Les gens partent de leur boulot.

 

Il lui faudrait sans doute plus d'une heure pour rentrer chez elle, mais elle n'aurait jamais trouvé le matériel qu'elle cherchait à Etrayaz, la station ne possédant qu'une minuscule boutique où les touristes apportaient leurs films de vacances à développer.

 

Je parie qu'ils n'ont sûrement pas de labo chez eux, ils doivent envoyer les pellicules ici, songea la jeune femme en introduisant un CD dans l'autoradio. La symphonie numéro trois de Malher emplit l'espace intérieur du véhicule et Chris se cala plus confortablement dans son siège de cuir, se laissant envelopper par la musique.

 

Les travaux de rénovation du chalet étaient pratiquement terminés. Il restait encore quelques finitions, mais plus rien d'urgent. Elle avait terminé par le sous-sol en installant son laboratoire-photo dans la petite pièce jouxtant la cave et elle était impatiente de développer la cinquantaine de clichés qu'elle avait pris durant les dernières semaines, principalement des oiseaux. Si les photos étaient bonnes, elle pourrait les proposer à une ou deux revues qui seraient certainement intéressées. Il était loin le temps où elle devait frapper aux portes pour qu'on accepte un de ses reportages et elle s'était fait maintenant un nom respectable dans la profession.

 

Trois quarts d'heure plus tard, Chris s'engageait sur la route de montagne en colimaçon menant à Etrayaz. Une petite pluie tombait avec régularité et des flaques se formaient sur les bas-côtés et dans les nombreuses irrégularités du goudron causées par le gel.

 

La jeune femme ne croisa qu'un seul véhicule et était presque arrivée à l'embranchement quittant la route principale quand le bruit retentissant d'un klaxon la fit sursauter. Une voiture de sport d'un rouge agressif la serrait de près et elle pouvait apercevoir le visage du chauffeur dans son rétroviseur : un jeune blondinet portant des lunettes de soleil aux verres bleutés qui lui faisait signe de s'écarter en agitant son bras par la fenêtre.

 

"Pas de risque que je te laisse passer, mon p'tit gars. Je me demande bien si tu es en âge d'avoir ton permis d'ailleurs." grommela Chris en ralentissant volontairement.

 

Le klaxon retentit à nouveau et l'occupant de la voiture lui fit un bras d'honneur. Chris sentit monter sa propre colère. C'étaient des individus de cette sorte qui causaient des accidents meurtriers. Elle ne s'écarta pas, apercevant le chemin menant à son chalet à une centaine de mètres. Mais son poursuivant profita d'un élargissement de la route et la dépassa en trombes, frôlant sa Jeep de si près qu'il frappa son rétroviseur extérieur. Chris jura entre ses dents et assista stupéfaite aux événements qui suivirent, le tout se passant en un laps de temps infiniment court. Elle vit très nettement l'animal qui déboulait du chemin en gravier et elle attendit que le chauffeur de la voiture de sport freine, ce qu'il avait encore la possibilité de faire. Mais au contraire, celui-ci accéléra brutalement et vint heurter le chat de plein fouet, le projetant violemment dans le talus herbeux sur le bas-côté.

 

"Bastard !" siffla la jeune femme.

 

Elle s'engagea dans le chemin, stoppa sa Jeep et se précipita vers l'animal, espérant qu'il ne soit qu'assommé, tout en sachant pertinemment qu'il n'avait pratiquement aucune chance d'en réchapper. Elle s'agenouilla près de lui et constata qu'il n'était pas mort. Son corps ensanglanté tressautait violemment et ses yeux vitreux la fixaient sans la voir. Chris détourna la tête en serrant les mâchoires. Elle ne pouvait pas le laisser ainsi, il mettrait des heures avant de mourir et plus personne ne pouvait rien pour lui. Elle prit une longue inspiration, saisit le pauvre animal par le cou, et d'un coup sec abrégea ses souffrances.

 

"Vous l'avez tué !"

 

La voix était accusatrice et presque haineuse. Chris se retourna et se redressa en l'entendant, se retrouvant face à face avec sa voisine. Elle n'avait pas entendu le bruit de la voiture, garée à quelques mètres. La jeune femme blonde la fixait, le visage empreint de stupéfaction mêlée de colère. Elle répéta : "Vous avez tué mon chat. Mais quelle personne êtes-vous pour..." Elle ne termina pas sa phrase, essuyant rageusement les larmes qui roulaient sur ses joues se mêlant à la pluie qui se mit à tomber avec plus de violence.

 

Chris resta interdite un instant, puis secoua la tête en signe de dénégation. Mais la jeune femme passa vivement devant elle et alla s'agenouiller à son tour près du chat, ne lui accordant plus un seul regard. Chris fit un pas en sa direction, puis se ravisa et se dirigea à grands pas vers sa Jeep.

 

Quelques minutes plus tard, elle arrêtait le véhicule devant son chalet, le souffle court. Elle était trempée et frissonnait, la pluie collant ses longs cheveux noirs contre son cou et ses épaules. Elle frappa violemment son volant des deux mains.

 

"Shit, shit, shit !"

 

Pourquoi faut-il que je sois toujours au mauvais endroit au mauvais moment ?

 

Elle fixa ses mains qui tremblaient légèrement et constata que du sang séché en maculait les jointures

 

"Ça m'apprendra à jouer les bons samaritains." murmura-t-elle finalement.

 

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"Non !" Chris se redressa sur son séant, le cœur battant à tout rompre, entendant encore résonner le son de sa propre voix.

 

Elle resta un long moment sans bouger, tout son corps tendu, les poings crispés contre ses hanches, tentant de retrouver son calme. Le cauchemar familier s'était rappelé à son bon souvenir avec beaucoup de force cette fois-ci. Elle se frotta lentement le front d'une main, tentant d'effacer les images tenaces qui la tourmentaient régulièrement. Puis elle alluma sa lampe de chevet et alla chercher un t-shirt dans son armoire celui qu'elle portait étant imprégné de sueur.

 

Elle s'approcha ensuite de la fenêtre qu'elle ouvrit en grand afin de laisser passer l'air frais de la nuit. En face d'elle brillait à nouveau de la lumière dans une des pièces du chalet. Elle repassa les événements de la journée dans son esprit, revoyant nettement le regard de reproche et de colère de la jeune femme blonde.

 

Elle a cru que c'est moi qui avait heurté son chat. Et elle n'a sûrement pas compris que je l'ai achevé pour qu'il ne souffre pas. J'aurais dû lui dire.

 

Elle haussa les épaules en soupirant. Après tout, qu'elle pense ce qu'elle veut, ça m'est bien égal.

 

Elle s'écarta de la fenêtre et retourna s'installer sur son futon, saisissant au passage un magasine photo posé sur la chaise à bascule. Elle s'appuya contre le mur mais n'ouvrit pas le journal.

 

C'est faux. Ça ne t'est pas égal. Tu n'as pas envie de passer pour une tueuse de chats.

 

Pourtant, c'est bien ce que tu es. Une meurtrière.

 

C'était une autre voix qui s'infiltrait maintenant dans son cerveau. Une voix qu'elle était parvenue à faire taire depuis quelques mois maintenant mais qui resurgissait parfois sans crier gare.

 

Chris ferma les yeux, tentant de calmer les battements de son cœur qui s'accéléraient. Elle prit plusieurs longues inspirations, parvenant à vider son esprit. Quelques instants plus tard, elle se redressa et passa un survêtement. Elle savait pertinemment qu'elle ne retrouverait pas le sommeil cette nuit et que la seule chose à faire était de se plonger dans son travail. Elle gagna le sous-sol et s'enferma dans la chambre noire d'où elle ressortit deux heures plus tard, tenant trois photos qu'elle accrocha sur le fil qui surmontait son bureau. La jeune femme les observa, pensive, pendant un long moment.

 

"Je devrais peut-être...." murmura-t-elle. Mais elle haussa finalement les épaules, décrocha les clichés et les jeta dans un des tiroirs du bureau.

 

Elle se prépara un café et s'installa sur le balcon, les premières lueurs de l'aube pointant au sommet des montagnes. Ce n'est qu'une fois le soleil levé qu'elle quitta son poste, étirant son long corps engourdi en bâillant. En face d'elle, rien n'avait bougé dans le chalet.

 

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Extrait du journal de Juliette

 

Garfield est mort. Il a été heurté par une voiture. Et moi, j'ai pleuré, pleuré enfin toutes ces larmes qui me restaient, toutes ces larmes qui n'avaient pas coulé. Ce n'était qu'un chat, je le sais bien, mais il a fallu sa mort pour que mes barrières émotionnelles se renversent. Et ça m'a fait un bien fou.

 

Ma mère ne comprendrait pas ça. Et pas mal d'autres personnes non plus je suppose. On ne pleure pas la perte d'un animal avec autant de forces. Mais Garfield était tout ce qui me restait d'avant et le voir partir de cette façon m'a fait très mal.

 

Mais toutes ces larmes m'ont libérée et finalement je me sens beaucoup mieux.

 

Juliette referma le cahier et regarda pensivement en direction du chalet de l'autre côté du pré. En ce début d'après-midi, il commençait à faire chaud malgré la brise légère qui venait ébouriffer les cheveux de la jeune femme, installée sur la véranda.

 

Les événements survenus une semaine plus tôt étaient encore très nets dans son esprit. Elle avait été horriblement choquée en voyant le geste de la grande femme aux cheveux noirs.

 

Elle lui a brisé la nuque, mais elle l'a fait pour qu'il ne souffre plus, pas pour le tuer de sang-froid.

 

Cela, elle l'avait compris plus tard. Sur le moment, elle s'était laissée aveugler par la colère, ne réalisant même pas que Garfield avait été heurté par la Jeep.

 

Je me suis conduite comme une sauvage, en fait. Et je lui dois des excuses.

 

Cette pensée s'imposa soudain à elle comme une évidence. Après tout, elles étaient voisines et leurs relations étaient vraiment parties sur de mauvaises bases.

 

Et il est toujours important de bien s'entendre avec ses voisins, surtout si l'on n'en a qu'un à des kilomètres à la ronde, se dit-elle en souriant.

 

Prise d'une impulsion subite, elle se leva et s'engouffra dans la cuisine où elle se mit à bousculer les ustensiles avec enthousiasme.

 

Deux heures plus tard, elle traversait le pré, un peu hésitante. Elle transportait une tarte à la noix de coco, recouverte d'une serviette et déposée sur une grande assiette. En s'approchant du chalet, elle entendit les coups de hache plus nettement. Elle passa l'angle du bâtiment et découvrit sa voisine en train de fendre des bûches en plusieurs morceaux. La grande femme se tenait de dos et Juliette l'observa avec curiosité. Campée solidement sur ses jambes légèrement écartées, elle travaillait méthodiquement, saisissant les bûches une à une pour les découper proprement d'un coup de hache. Elle portait un short en toile écrue et un t-shirt bleu ciel uni.

 

Juliette remarqua à nouveau les muscles des bras qui saillaient légèrement à chaque mouvement. Il se dégageait de la femme une force tranquille, une impression de maîtrise de soi et de son corps.

 

Se sentant sans doute observée, Chris se retourna soudain, fixant sur Juliette un regard d'abord surpris puis carrément froid bien qu'à moitié interrogateur.

 

Bon sang, elle a les yeux les plus bleus que j'ai jamais vus. Waow.. Juliette se sentit soudain un peu idiote, mais réussit néanmoins à sourire.

 

"Bonjour. Je ne veux pas vous déranger. Mais je venais pour m'excuser." dit-elle rapidement.

 

La femme en face d'elle ne répondit pas et essuya la sueur sur son front à l'aide du bandeau en éponge qu'elle portait au poignet. Juliette continua nerveusement.

 

"J'ai été très grossière avec vous l'autre jour. En fait, je dois vous remercier de ce que vous avez fait. Mon chat souffrait et je...je n'aurais pas été capable de faire ce que vous avez fait. Je suis désolée, je sais que mes paroles étaient blessantes."

 

La grande femme planta la hache d'un coup sec dans le billon devant elle et s'essuya les mains sur son short avant de répondre :

 

"Ce n'est rien. Vous êtes toute excusée." Un moment de silence.

 

"Je suis arrivée juste après que la voiture l'ait heurté. Il n'avait aucune chance de survivre." termina-t-elle, plantant ses yeux dans ceux de Juliette avec franchise.

 

"Oh, ce n'est pas vous qui..." commença la jeune blonde qui s'arrêta net, rougissant légèrement en se rendant compte de ce qu'elle était en train de dire. Elle poursuivit rapidement en tendant son assiette devant elle.

 

"Je vous ai apporté ceci pour m'excuser. J'espère que vous l'aimerez."

 

Sa voisine haussa un sourcil surpris et Juliette lui sourit à nouveau.

 

"C'est une tarte à la noix de coco, une des recettes que je réussis le mieux."

 

Chris saisit l'assiette et son visage se détendit un peu.

 

"Il ne fallait pas. Ce n'était pas nécessaire."

 

"Bien sûr que si. Considérez-le comme un cadeau de bienvenue, si vous préférez" renchérit Juliette. Chris hocha la tête, un léger sourire se dessinant sur ses lèvres.

 

"D'accord, mais partagez-le avec moi alors. Je ne pourrai pas le manger toute seule."

 

Sans attendre la réponse de la jeune femme, elle tourna les talons et Juliette lui emboîta le pas. Elle pénétra à sa suite dans le chalet, et elle nota immédiatement l'odeur de peinture et de bois neuf. Chris se retourna et lui désigna le divan en tissu bleu roi installé près du fourneau. "Asseyez-vous. Vous voulez boire quelque chose ?"

 

Elle semblait maintenant fuir le regard de Juliette, comme si elle regrettait déjà de lui avoir proposé d'entrer. "Thé ? Café ?" poursuivit-elle tout en déposant le gâteau sur le bar d'angle qui séparait le coin cuisine du reste de la pièce.

 

"Du thé, volontiers." s'empressa de répondre Juliette. Puis elle profita du moment où Chris était occupée pour observer ce qui l'entourait.

 

La pièce était très peu meublée, mais avec goût. Hormis le divan, une petite table de bois clair ainsi qu'un fauteuil en osier recouvert d'un coussin écru occupaient la partie séjour délimitée par un épais tapis, bleu lui aussi, avec de discrets dessins géométriques en son centre. L'odeur de bois neuf provenait sans conteste des murs recouverts de lattes de pin, tout comme le plafond. La jeune femme remarqua deux grands cadres, posés à même le sol, vraisemblablement destinés à être accrochés, mais elle n'osa pas se pencher pour voir ce qu'ils représentaient.

 

Au pied de l'escalier montant à l'étage supérieur s'entassaient quelques cartons encore fermés hermétiquement à l'aide de scotch. Dans le petit vestibule à l'entrée, d'autres cartons plus petits étaient, eux, à moitié ouverts.

 

"Je n'ai pas encore tout-à-fait terminé d'emménager" La voix toute proche fit légèrement sursauter Juliette. Chris installait un grand plateau sur la table. A côté du gâteau qu'elle avait coupé en tranches, étaient déposés deux bols de porcelaine et une théière fumante. "Ce thé sent très bon, qu'est-ce que c'est ?" demanda Juliette, intriguée. "Du thé au jasmin." répondit Chris en versant le breuvage dans les bols. Ses cheveux étaient rejetés en arrière et Juliette distingua une légère cicatrice qui partait du creux de la nuque pour aller se perdre sous le t-shirt. Elle en remarqua une autre, à l'intérieur de l'avant-bras, alors que Chris lui tendait une tranche de gâteau.

 

Elles mangèrent un moment en silence mais Juliette le rompit, mal à l'aise.

 

"Alors, c'est vous qui avez tout fait ici ?" demanda-t-elle en désignant la pièce d'une main.

 

Chris hocha la tête. "Pas tout mais une grande partie."

 

"C'est un gros travail pour une personne seule." Et plutôt inhabituel pour une femme.

 

La grande femme haussa les épaules. "Pas tant que ça."

 

"Moi, j'en aurais été incapable, en tous les cas." sourit Juliette en retour. "Je ne connais rien à la charpente et encore moins à la menuiserie, vous oui à première vue."

 

"J'ai travaillé plusieurs étés sur des chantiers quand j'étais étudiante, et j'ai retenu quelques petites choses utiles." répondit Chris en lui versant un autre bol de thé.

 

"Ah bon ? Ils prennent les femmes sur les chantiers dans votre pays ? Ici, à part le baby-sitting ou servir dans un restaurant, les étudiantes n'ont pas beaucoup de choix."

 

Chris haussa un sourcil d'un air interrogateur. "Mon pays ?"

 

La jeune blonde hésita, confuse. "Eh bien... Je... J'avais pensé. Votre accent. J'ai cru que vous étiez américaine."

 

Chris la fixait toujours, sans expression.

 

Voilà, tu l'as vexée. Elle croit sûrement qu'elle n'a pas d'accent du tout. Juliette, comme toujours dans une situation inconfortable, se perdit dans un flot de paroles.

 

"Ce n'est pas que vous ayez vraiment un accent. En fait, il est imperceptible. Mais je crois que j'ai une bonne oreille. Pourtant, je suis nulle en langues. Je connais un peu d'allemand et quelques mots d'anglais, mais c'est tout. Et...euh..."

 

"Ma mère est anglaise. Et j'ai été élevée là-bas. Ça explique ma pointe d'accent." l'interrompit Chris, l'air amusé. "Votre tarte est très bonne, au fait."

 

"Merci. Contente que vous l'aimiez. Elle accompagne très bien votre thé. Il est délicieux. Où vous l'êtes-vous procuré, si ce n'est pas indiscret ?"

 

Chris esquissa un sourire. "Je l'ai acheté dans un marché d'une petite ville, dans la province du Yunnan, au sud de la Chine."

"Oh, vous êtes allée en Chine ? Ça doit être un pays vraiment intéressant."

 

La grande femme acquiesça d'un signe de tête, mais sans rien dire.

 

Pas très loquace, hein ? songea Juliette. Le silence s'installa à nouveau et la jeune femme décida que sa visite avait assez duré. Sa voisine l'avait invitée à prendre le thé, elles avaient fait connaissance et il n'était pas nécessaire qu'elles se racontent leur vie, n'est-ce pas ? Même si j'aimerais vraiment en savoir plus. Elle est bien mystérieuse, cette Chris.

 

"Bien, je ne vais pas vous déranger plus longtemps." dit-elle en se levant. "Merci pour le thé, et si vous avez besoin de quelque chose, n'hésitez pas à traverser le pré, bien sûr."

 

Chris se leva à son tour. "Je vais vous rendre votre assiette."

 

"Oh, vous me la rapporterez à l'occasion, ce n'est pas urgent." répondit la jeune femme, en se dirigeant vers la porte.

 

"Attendez."

 

Juliette se retourna, étonnée. Chris était toujours droite, près du fourneau, l'air embarrassé.

 

"J'ai quelque chose qui pourrait vous intéresser." poursuivit-elle rapidement. "Je reviens."

 

Elle disparut dans le petit couloir qui était séparé de la pièce par une épaisse tenture du même bleu que le canapé. Juliette en profita pour faire quelques pas en direction des deux cadres déposés par terre. Ils contenaient des photos. L'une représentait un paysage de forêt, très vert, avec des arbres moussus et un torrent cascadant au milieu. Sur l'autre, un oiseau de proie, vraisemblablement un aigle, fixait l'objectif de son œil perçant et menaçant.

 

Juliette se retourna en entendant l'autre femme revenir dans la pièce. Elle tenait à la main une grande enveloppe orange et la lui tendit. "Tenez. J'ai pensé que vous aimeriez les avoir." lui dit-elle d'un ton brusque.

 

Juliette, interloquée, saisit l'enveloppe et en sortit trois photos en grand format. Elle poussa une exclamation étouffée en découvrant Garfield, en gros plan sur la première, et se faufilant au milieu de l'herbe sur les deux autres. Les clichés étaient très bien réussis, certainement pris à l'aide d'un téléobjectif.

 

"Mais, comment avez-vous..." murmura la jeune femme, intriguée.

 

"Je l'ai surpris près de chez moi, il y a plusieurs semaines déjà. Comme j'avais mon appareil sous la main, j'en ai profité." Juliette releva la tête, émue plus qu'elle ne l'aurait voulu. Elle sourit à Chris qui la regardait maintenant d'un air impassible.

 

"Je vous remercie, vraiment. Je n'avais aucune photo de mon chat, vous savez ? Et celles-ci sont vraiment belles."

 

La grande femme haussa les épaules. "C'est mon métier." répondit-elle.

"Vous êtes photographe alors, c'est bien ça ?" poursuivit Juliette, en désignant les deux cadres sur le sol.

 

Chris acquiesça à nouveau en silence et Juliette comprit qu'elle n'avait pas envie d'en ajouter plus. Elle remit les photos dans l'enveloppe. "Merci beaucoup." reprit-elle avec chaleur et elle remarqua la lueur de plaisir passagère qui illumina un instant les yeux azur de sa voisine.

 

Chris la précéda et lui ouvrit la porte. Elle se dirent au revoir et Juliette retourna chez elle, un sourire au coin des lèvres.

 

C'était une rencontre intéressante. songea-t-elle en stoppant sur la véranda. Elle se retourna pour regarder en direction du chalet qu'elle venait de quitter. Et cette Chris est tout-à-fait étonnante. Je me demande où elle a eu toutes ces cicatrices.

 

Elle secoua la tête. "C'est de la curiosité mal placée, ça, ma vieille." se morigéna-t-elle à haute voix en entrant chez elle.

 

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Chris se réveilla brusquement, le cœur battant, essayant de chasser les images de son cauchemar. Elle se frotta les yeux avec lassitude puis se pencha pour allumer sa lampe de chevet. Son réveil indiquait 2h45. Elle soupira. Il faut que je me rendorme. J'ai besoin de mes heures de sommeil bon sang.

 

Elle saisit la revue de mots croisés, posée à même le sol à côté du futon. Elle s'y était mise depuis quelques temps et avait découvert que c'était, bizarrement, un bon moyen pour l'envoyer dans les bras de Morphée. Le fait de se concentrer sur les définitions lui évitait de penser à autre chose et finissait par procurer une somnolence suffisante pour qu'elle s'endorme dès qu'elle éteignait. Mieux que les somnifères. songea-t-elle ironiquement. Mais elle n'eut pas le temps d'écrire un seul mot, car la sonnerie du téléphone retentit au sous-sol, légèrement étouffée mais bien reconnaissable.

 

La jeune femme sauta sur ses pieds et descendit l'escalier quatre à quatre, intriguée. Ca ne faisait que quelques jours qu'on lui avait installé le téléphone et personne ne devait connaître son nouveau numéro. Elle saisit le combiné et s'installa dans le fauteuil face à son bureau sur lequel elle avait déposé l'appareil.

 

"Allô."

 

"Chris, is that you ?"

 

(NDLA : le dialogue qui suit est en anglais, mais je l'ai moi-même traduit, afin de vous faciliter la tâche. ;O))

 

"C'est moi, Peter. Ce n'est pas des heures pour téléphoner, tu sais. On est en pleine nuit, ici."

 

"Oh, merde, Chris ! Je me fiche bien de savoir quelle heure il est dans tes foutues montagnes. J'ai eu assez de peine à te retrouver pour m'occuper de ce genre de détail !" hurla l'homme à l'autre bout du fil. Chris eut un demi-sourire. Peter était toujours le même, semblait-il, colérique, impatient et peu habitué à ce qu'on lui résiste.

 

C'est pourtant ce qui va encore t'arriver aujourd'hui, mon vieux. "Reste calme. Tu m'as trouvée maintenant." ironisa-t-elle. Puis plus sérieusement : "Qu'est-ce que tu veux ?"

 

"Ce que je veux ? Te donner du boulot bien sûr ! répliqua l'homme d'un air irrité.

 

"Du boulot ?" Chris s'enfonça dans le fauteuil et croisa ses longues jambes sur le bord du bureau.

 

"Un reportage fait pour toi. Des rhinocéros dans le sud de l'Inde. Il y a une recrudescence du braconnage et c'est le moment d'en reparler. On a un homme là-bas qui te facilitera le travail. Il bosse dans le parc national de Ka.... je sais plus quoi. Enfin je te donnerai tous les renseignements utiles comme d'habitude. Tu pourrais emmener Tommy avec toi et...

 

"Kaziranga" le coupa Chris.

 

"Quoi ?" s'interrompit l'homme, étonné.

 

"Le parc Kaziranga, dans la province d'Assam, au nord-ouest de l'Inde. J'y suis déjà allée."

 

"Mais c'est très bien, ça. Si tu connais, c'est encore mieux. Alors, écoute, tout est prêt. J'ai réservé ton billet d'avion et..."

 

Mais Chris n'écoutait plus vraiment. Elle savait qu'il était inutile de stopper Peter Flames quand il partait sur les chapeaux de roues. L'interrompre n'était pas la bonne solution, car tant qu'il n'avait pas dit ce qu'il avait en tête, il ne s'arrêterait pas. En outre, il avait l'habitude d'être obéi, respecté, voire craint. Il dirigeait un des magasines animaliers internationaux les plus réputés mais n'aimait ni la nature, ni les animaux. Son boulot, c'était le business et l'argent, rien d'autre. Elle attendit donc qu'il ait terminé.

 

"Voilà. Alors, je t'attends ici dans deux jours, OK ?"

 

"Non."

 

Elle ne le laissa pas répliquer et poursuivit calmement, d'une voix ferme.

 

"Je ne suis pas intéressée par ton reportage. Je suis revenue dans mes montagnes, comme tu dis, et c'est pour y rester un certain temps. Je ne veux plus voyager pour l'instant. Et n'essaie pas de me convaincre. Ma décision est prise. Trouve quelqu'un d'autre. Et épargne-moi tes flatteries, du genre 'tu es la meilleure'. Il y en a plein qui se débrouilleront très bien pour ce que tu recherches."

 

Le silence à l'autre bout du fil l'étonna mais il fut suivi par un tel hurlement qu'elle dût écarter le combiné de son oreille. "Non ! Tu ne peux pas me faire ça ! C'est toi que je veux, pas un autre photographe ! Je t'interdis de refuser !"

 

L'homme, furieux, continua de crier pendant plusieurs minutes. Chris dessinait des fleurs sur le bloc-notes posé devant elle, attendant que la tempête se calme. Mais les derniers mots de Peter l'atteignirent de plein fouet et sa main serra le crayon avec tant de forces qu'elle le brisa en deux.

 

"Tu ne vas quand même pas renoncer à bosser à cause de ce foutu accident. Ils ne t'ont pas envoyé chez un psy ? Faire une thérapie ou un truc de ce genre ?"

 

Elle prit une longue inspiration, afin de retenir la colère froide qu'elle sentait monter en elle.

 

"Je t'emmerde, Peter. Va te faire foutre." gronda-t-elle d'une voix basse. "Et je te promets que plus jamais tu n'auras une seule photo de moi dans ton magazine. Plus jamais."

 

Elle raccrocha brutalement et frappa violemment son poing sur le bureau, éparpillant les stylos et faisant trembler l'écran de l'ordinateur. Puis elle laissa tomber la tête entre ses bras et resta prostrée ainsi, tentant de chasser de son esprit les pensées sombres et menaçantes que cet appel venait de raviver.

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