Refuges

PREMIERE PARTIE


Le chat au pelage roux montait la garde sous l'arbre depuis une bonne heure déjà, mais ses sens n'étaient plus en alerte. L'oiseau qu'il guettait s'était envolé et le chat allongé dans l'herbe, profitait de la douce chaleur du soleil de ce début mai.

Il s'étira paresseusement en bâillant et se décida à quitter son poste. Il traversa le pré en direction du chalet, ignorant le bourdonnement des premières guêpes encore endormies, rôdant autour des narcisses, primevères et autres pissenlits. Le plus intéressant ne tarderait pas, bientôt le pré serait envahi de sauterelles et le félin pourrait alors se mettre en chasse plus sérieusement. Et si sa maîtresse le laissait sortir à nouveau le soir, les mulots n'auraient qu'à bien se tenir.

Le matou grimpa quatre à quatre les escaliers de pierre menant à une large véranda entourée d'une barrière en sapin. Il stoppa et observa sa maîtresse. La jeune femme installée à une grande table de bois était en train d'écrire dans un cahier à spirales, la tête légèrement penchée sur le côté, ses cheveux blonds-roux cachant une partie de son visage.

Le chat se lécha une patte, la reposa, hésitant. Par expérience, il savait que déranger sa maîtresse quand elle faisait ce genre d'activité n'était jamais concluant. Mais son estomac vide fut le plus fort. Il s'approcha encore un peu et émit un miaulement légèrement plaintif. La jeune femme releva la tête, surprise. Puis elle sourit .

"Hé, te voilà, grand chasseur."

La voix était douce et le chat sut que c'était gagné. Il sauta sur les genoux de sa maîtresse en ronronnant. Elle le gratouilla derrière les oreilles pendant un moment puis le prit dans ses bras.

"Viens, mon beau. C'est l'heure de manger, pour moi aussi d'ailleurs."

Elle pénétra à l'intérieur du chalet emmenant l'animal jusqu'à la cuisine et le déposa sur le sol. Puis elle sortit une boîte en plastique du réfrigérateur et en renversa le contenu dans l'écuelle installée dans un coin .

" Tiens, ce sont des restes, tu devras t'en contenter. Pas d'autre chose jusqu'à ce que j'aille faire des courses. "

Le chat lui lança un regard lourd de reproches mais se jeta quand même sur la nourriture. La jeune femme ouvrit un des placards, et en sortit un paquet de pâtes. La cuisine n'était pas très grande, comme les autres pièces du chalet d'ailleurs, mais elle était bien équipée, offrant tous les ustensiles indispensables. Elle y avait simplement rajouté un four micro-ondes, afin de pouvoir préparer des surgelés.

"Combien de fois ai-je fait de la "vraie" cuisine depuis que je suis installée ici ?" pensa-t-elle. "Jamais, je crois bien. Mais à quoi bon ?..."

Une demi-heure plus tard, son repas pris, la jeune femme ressortit sur la véranda avec une tasse de café qu'elle déposa sur la table, près du cahier.

En poussant un léger soupir, elle vint s'accouder un instant sur la barrière, laissant son regard se perdre dans le paysage. Le printemps était en avance cette année. Il avait pris ses aises et jeté des pleins pots de peinture verte un peu partout. Les feuillus portaient fièrement leur nouvel habit clair. A l'orée de la forêt qui commençait à une centaine de mètres du chalet, la jeune femme remarqua que le tapis de violettes des bois s'était encore étiré, tranchant sur l'ombre des grands pins.

Elle leva les yeux vers la montagne toute proche, mur gris blanchi de nombreuses cascades, résultat de la fonte inexorable des neiges recouvrant ses sommets.

La jeune femme ne se lassait pas du spectacle de cette nature toujours changeante. Elle avait emménagé ici il y avait deux ans maintenant, sur un coup de tête. Elle ne savait plus trop où elle en était, ayant perdu bon nombre de certitudes dans les événements qui avaient bouleversé sa vie. Une coupure s'imposait. Il lui fallait un changement, il lui fallait de la tranquillité, et plus que tout, il lui fallait de la solitude. En pure citadine, elle n'avait jamais imaginé pouvoir vivre ailleurs que dans une ville. Mais elle avait décidé de tenter l'aventure... et ne l'avait pas regretté.

Le père d'une amie possédait une agence immobilière qui vendait ou louait de vieux chalets "à retaper soi-même" ou déjà rénovés, situés dans plusieurs stations de la région. Elle avait "craqué" pour celui-ci à cause de son isolement qui lui assurerait la tranquillité à laquelle elle aspirait. Il était situé à trois kilomètres d'Etrayaz, petite station sympathique, axée sur le tourisme familial plutôt que de masse.

Son plus proche voisin était le garde-forestier qui habitait à environ 500 mètres, à l'entrée du chemin de terre qui la conduisait jusqu'ici. Mais cela allait changer, puisqu'il semblait bien que le vieux chalet, situé de l'autre côté du pré, avait trouvé acquéreur.

La veille, deux femmes s'étaient employées toute la journée à faire le ménage à l'intérieur du bâtiment. Et le soir, elles étaient reparties en laissant les volets ouverts.

La jeune femme jeta un regard curieux en direction du chalet, mais n'y vit toujours aucun signe de vie. C'était un chalet typique de la région, avec la partie inférieure en pierres apparentes, et la partie supérieure construite en pin. Ayant passé tout près durant ses promenades, elle avait constaté toutefois qu'il demandait un certain nombre de réparations.

Je me demande qui a acheté ça. pensa-t-elle. Quand elle avait signé le bail deux ans auparavant, le père de son amie lui avait dit qu'elle n'aurait certainement pas de voisins avant un bon moment. "Ce chalet est une bonne affaire, mais il y a beaucoup de travail à effectuer pour le rénover. Si je ne trouve pas d'acheteur, je vais sans doute le faire démolir et en reconstruire un neuf." avait-il ajouté, "mais ce n'est pas prévu pour l'instant rassurez-vous."

La jeune femme vint se rasseoir à la table et but quelques gorgées de son café. Il est certain que je n'avais pas du tout envie d'avoir un chantier de construction à quelques mètres d'ici. Ni à ce moment-là, ni maintenant d'ailleurs. pensa-t-elle, en effleurant le cahier de la main.

J'espère que ce ou ces nouveaux voisins ne seront pas des enquiquineurs.

Pourtant, elle s'aperçut soudain que le fait d'avoir du monde à proximité ne la dérangeait pas tant que ça. Il y a encore quelques mois, j'aurais détesté ça, mais maintenant, ça ne me fait rien."A ce moment-là, le chat traversa la véranda, ignorant superbement sa maîtresse qui l'appela quand même.

"Hé, Garfield, tu sais quoi ?"

La bête daigna tourner la tête et plongea un regard vaguement interrogateur dans les yeux verts de sa maîtresse.

"Je crois que je vais redevenir une personne civilisée. Qu'en dis-tu ?" Un léger sourire flottait sur les lèvres de la jeune femme et le chat pencha sa tête de côté, ce qui pour lui, indiquait un état de contentement, mais à part lui, personne ne s'en doutait. Il se retourna et s'élança au milieu de l'herbe fraîche, impatient de retrouver son arbre et peut-être un autre oiseau imprudent.

Il entendit le rire léger et teinté d'ironie de sa maîtresse derrière lui .

"C'est ma mère qui va être contente."

La jeune femme ouvrit le cahier à la première page. Le mot Journal y était calligraphié à l'encre bleue ciel et au fond à droite en plus petit, son prénom : Juliette.

Elle avait toujours tenu son journal, d'aussi loin qu'elle s'en souvienne. Elle avait commencé à l'âge de dix ans, et ne s'était jamais arrêtée depuis, même si parfois elle n'y écrivait rien pendant plusieurs mois. Elle y jetait pêle-mêle, ses faits et gestes, ses idées, ses impressions sur les gens qu'elle rencontrait, mais aussi ses réflexions et ses pensées les plus intimes. Cela l'avait aidée à traverser une adolescence parfois houleuse et plus récemment, c'est ce qui lui avait évité d'avoir recours à un psychiatre. On l'avait forcée à y aller mais elle avait renoncé à la deuxième séance. Elle préférait écrire. Ecrire avait toujours été une thérapie, elle le savait. Un besoin obsédant aussi, pendant longtemps…

"Mais plus maintenant" murmura-t-elle. Elle relut les dernières lignes qu'elle avait écrites avant son repas, soupira, referma le cahier et pénétra dans le chalet. Quelques minutes plus tard, elle en ressortit et ferma la porte à clef. Elle descendit les escaliers de la véranda et rejoignit sa voiture, une Golf de couleur blanche, garée sous un simple auvent en bois. Elle jeta un œil vers le chat qui avait repris son poste au pied de l'arbre et lui jeta.

"Je reviens, Garf, je vais t'acheter à manger."

Le chat ne lui accorda pas un regard.

_________________________________

La station d'Etrayaz s'était développée il y avait une dizaine d'années et s'était ouverte au tourisme, mais avec prudence et intelligence. Les promoteurs n'avaient pas le droit de construire n'importe quoi n'importe où et devaient suivre des règles très strictes. La station avait ainsi conservé tout son cachet, avec ses petits chalets et ses fontaines fleuries. Tous les nouveaux bâtiments au centre de la station, magasins, restaurants ou boutiques d'articles de sports, avaient été soit rénovés, soit construits dans le style "chalet" pour garder une certaine unité.

Pas de constructions de béton, ni de complexes avec des habitations toutes pareilles qui auraient gâché inexorablement le superbe paysage environnant.

Juliette s'avançait entre les rayons, en poussant son caddie déjà à moitié rempli. Il y avait peu de monde dans le supermarché à cette heure de la journée. L'endroit n'était pas très grand mais on y trouvait de tout. Les touristes envahissant la station durant l'été et l'hiver étaient exigeants et ne se seraient pas satisfaits d'une simple épicerie.

La jeune femme se dirigea vers le rayon des surgelés, tout en saisissant au passage quatre boîtes d'aliment complet pour chats. Elle stoppa un peu avant le bac à surgelés, quelqu'un étant en train de se servir. Juliette attendit qu'elle ait fini, mais à première vue, la cliente en question avait décidé de faire des réserves. Juliette l'observa du coin de l'œil. C'était une femme plutôt grande, aux cheveux sombres, attachés en queue de cheval, vêtue d'un jean et d'un blouson de cuir. Mécaniquement, elle saisissait une par une des boîtes de surgelés, à première vue sans même y jeter un coup d'œil.

Elle finit par se redresser et son regard croisa alors celui de Juliette. Des yeux d'un bleu pénétrant la fixèrent l'espace d'une seconde et figèrent la jeune femme, la laissant bêtement sans voix et sans mouvements. Mais l'inconnue avait déjà poussé son caddie plus loin et disparaissait derrière les produits de lessive.

Waow. Juliette se secoua. Qu'est-ce qui m'arrive ? Je ne la connais pas, mais... Elle avait le sentiment d'avoir déjà rencontré cette personne. Mmmm, il faudra que j'essaie de me souvenir. Voyons si elle m'a laissé quelques surgelés. Elle prépare un siège ou quoi ?

Quelques instants plus tard, Juliette sortit du supermarché, chargée de plusieurs sacs de papier remplis à ras bords. Elle alla les déposer dans le coffre de sa voiture et décida de se rendre à la banque à pieds, celle-ci se trouvant au bout de la rue. Elle longea quelques boutiques de vêtements et d'articles de sports, certaines étant encore fermées pour l'instant. La saison touristique débuterait dans un mois et à ce moment-là, la population de la station passerait du simple au double, jusqu'à septembre, pour doubler à nouveau, voire tripler en décembre au moment des vacances d'hiver.

Juliette songea avec plaisir au retour de la neige et du ski. Elle aimait pratiquer ce sport et s'en était donnée à cœur joie durant les deux derniers hivers. Le fait d'habiter tout près des installations mécaniques lui permettait de se retrouver rapidement sur les pistes et elle s'y rendait les jours de semaines et pendant les périodes de moindre affluence. Elle avait appris à skier durant son enfance, ses parents l'envoyant chaque année en "vacances de neige" mais elle avait grandement amélioré sa technique depuis qu'elle vivait ici.

Elle avait appris à aimer cet endroit, cette nature, ces montagnes. Il ne tient qu'à toi de pouvoir en profiter plus longtemps. songea-t-elle ironiquement en poussant la porte de la banque.

Quelques minutes plus tard, elle en ressortit en parcourant nerveusement les lignes inscrites sur son reçu. Elle grimaça en voyant le nombre apparaissant après la ligne "Solde en votre faveur".

Il faut que je réagisse, cette fois. Je n'ai plus le choix. Je peux tenir encore six, sept mois, après.... Et il n'est pas question que je demande quoi que ce soit à ma mère.

______________________________________

Chris, appuyée contre le chambranle de l'épaisse porte de bois, parcourait pensivement des yeux ce qui l'entourait. Quelques cartons et une malle s'amassaient au milieu de la pièce qui faisait à la fois office de cuisine et de salle de séjour. Le seul mobilier pour l'instant consistait en un grand réfrigérateur encastré dans le mur, près de l'évier. Les éléments de la cuisine qu'elle avait choisie, à savoir plusieurs placards, une cuisinière, un four à micro-ondes et un lave-vaisselle arriveraient dans deux jours. En attendant, elle mangerait froid tout simplement. Quelques sandwiches suffiraient amplement.

Dans la partie séjour, les murs de la pièce étaient recouverts de lames de pin dont la plupart , constata-t-elle, semblaient en très mauvais état. Dans un coin se dressait un fourneau en fonte noire qui faisait office de chauffage, les rares radiateurs électriques du chalet se trouvant à l'étage supérieur. Mais Chris savait par expérience qu'elle n'aurait pas froid, tant qu'elle alimenterait le fourneau en bois et en "briquettes" afin de maintenir la chaleur pendant l'hiver. Elle s'avança vers un des cartons, s'abaissa et après quelques instants de recherche, elle en sortit une lampe torche. La plupart des pièces n'avaient pas d'ampoules électriques et elle souhaitait refaire le tour du propriétaire. "Histoire de voir ce qui m'attend exactement" pensa-t-elle.

Juste après la pièce principale, un couloir étroit menait à une chambre plutôt petite, dont les murs présentaient le même état que les précédents. Il faudra que je fasse une commande importante de lattes de pin chez le menuisier. A première vue, il vaut mieux toutes les changer. songea la grande femme en ouvrant la porte du cabinet de toilettes adjacent. Petit lui aussi, mais fonctionnel. Rien à refaire ici, à part peut-être le carrelage qui n'est pas très beau.

Elle dirigea le faisceau de la torche en direction de la cabine de douche et constata qu'elle était neuve. Quelques années auparavant, l'agence immobilière avait rénové quelques pièces, en espérant pouvoir louer le chalet à des gens peu exigeants. Plutôt risqué, vu l'état du toit. grimaça-t-elle.

Un long escalier de bois menait à l'étage supérieur où deux chambres relativement spacieuses côtoyaient une salle de bains, elle aussi flambant neuve, aux murs recouverts de carrelage bleu marine, que Chris avait tout de suite aimée. Dans la chambre la plus grande, un futon était roulé dans un coin. Elle l'avait amené avec elle, afin d'avoir un lit durant les premiers jours de son installation, mais elle allait sans doute le conserver. Elle dormait "à la japonaise" depuis de nombreuses années déjà, bien avant que cela ne devienne une mode.

Elle alluma la lampe de chevet qu'elle avait déposée sur une caisse et ouvrit la valise de cuir appuyée contre le mur. Elle en sortit un short en coton et un t-shirt et se changea rapidement. Puis elle déroula le futon et y installa un épais sac de couchage. Elle ne s'y glissa pas mais s'assit contre le mur, les jambes repliées vers elle. Elle grimaça à la vue des longues cicatrices encore visibles au-dessous de ses genoux. "Le soleil les fera disparaître" lui avait promis son médecin. Et du soleil, je pense que je vais en avoir ma ration songea-t-elle. Il faudra que je m'occupe rapidement du toit, c'est certainement la chose la plus urgente. La grande femme pencha la tête en avant et ôta l'élastique qui retenait ses cheveux en queue de cheval. Elle secoua la tête et la longue chevelure aile de corbeau cascada sur ses épaules.

Je suis impatiente de m'y mettre, vraiment. J'ai besoin de m'occuper les mains et l'esprit à des choses fonctionnelles et terre-à-terre. Et peut-être que je serai enfin assez fatiguée pour trouver le sommeil. Chris se releva et s'approcha de la fenêtre. Il faisait nuit noire à l'extérieur, le scintillement des étoiles n'étant pas suffisant pour éclairer les alentours. Pourtant, une lumière brillait juste en face d'elle, en provenance du chalet qui se dressait au bout du chemin de terre. La grande femme consulta le réveil aux aiguilles lumineuses posé près de la lampe de chevet. Trois heures du matin. On dirait que ma voisine a des insomnies elle aussi. Elle s'était discrètement informée au sujet des habitants qui logeaient près de sa nouvelle demeure, histoire de savoir à quoi s'attendre. Elle n'en avait pas appris grand-chose, à part que c'était une jeune femme qui y vivait toute seule. Chris s'en était contentée, heureuse de ne pas avoir affaire à une famille nombreuse. Elle avait acheté ce chalet pour être tranquille. Oui, qu'on me fiche la paix, c'est tout ce que je demande. Elle resta encore quelques instants près de la fenêtre, puis finit par se glisser dans le sac de couchage, en espérant trouver le sommeil.

_____________________________________________

Juliette s'éveilla au son du radioréveil, pile sur les nouvelles de huit heures. Elle se trouva la tête lourde, avec un goût de cendres dans la bouche. Ça n'augure rien de bon. songea la jeune femme qui quitta son lit en grimaçant pour aller tirer les rideaux. Le soleil n'avait pas encore totalement séché les gouttes de rosée dans le pré mais la journée promettait d'être chaude. Juliette s'engouffra dans la salle de bains et prit une longue douche, tentant de chasser les derniers vestiges du sommeil. Puis elle entreprit de sécher ses cheveux blonds-roux qu'elle laissa tomber librement sur ses épaules. Elle scruta son reflet dans le miroir et fit la moue en apercevant les légères cernes qui se dessinaient sous ses yeux verts-brume .

Elle ne dormait pas très bien depuis quelques jours, et se refusait à prendre des somnifères, qui la maintenaient toute la matinée dans un état de somnolence vaguement nauséeuse. Elle faisait rarement des cauchemars, mais par contre ses insomnies pouvaient lui faire passer de longues et angoissantes nuits blanches. Elle se prépara un café et alla ouvrir la porte pour faire sortir Garfield, qui se frottait contre ses jambes. "Allez, va te balader. " Elle s'avança sur la véranda en frissonnant, songeant qu'il lui faudrait encore attendre quelques temps avant de pouvoir s'installer dès le matin à la table de bois pour travailler. "Travailler n'est pas le mot adéquat" murmura-t-elle entre ses dents. "Tenter laborieusement de trouver une foutue bonne idée me semble plus juste".

La jeune femme jeta un regard curieux vers le chalet voisin. De la fumée s'échappait de la cheminée, comme tous les matins précédents. Le nouveau propriétaire avait emménagé deux semaines auparavant, mais elle ne l'avait encore jamais vu, et le nommait d'ailleurs "l'homme invisible". Une Jeep Cherokee bleu métallisé était garée près du hangar à bois et les premiers jours, des camions étaient venus livrer des meubles ainsi que du matériel de construction qui était maintenant recouvert d'une grande bâche verte sur le côté du chalet. Ça ne sera pas un voisin envahissant à première vue. songea Juliette en retournant à l'intérieur.

Après avoir bu son café, elle alla prendre place dans la petite pièce qui lui servait de bureau. Elle avait recouvert les murs de longs tissus colorés que lui avait offert sa sœur lors de son retour d'Inde. Sur le bureau, placé sous la fenêtre, trônait un PC, dont le clavier était protégé par un couvercle de plastique. Juliette appuya sur le bouton ON en soupirant et entra dans le traitement de texte. Elle posa ensuite son menton sur ses mains croisées .Il faut que je trouve. Je dois trouver. Après quelques instants, elle se mit à taper avec hésitation, puis de plus en plus vite.

Trois heures plus tard, la jeune femme terminait d'imprimer une vingtaine de pages. Elle éteignit l'ordinateur puis se frotta les tempes. La migraine qui menaçait depuis son réveil faisait son apparition. Emportant les feuillets avec elle, Juliette alla se verser une tasse de café, tout en prenant au passage deux cachets dans sa boîte à pharmacie. Ce n'est pas un mal de tête qui m'empêchera de relire et corriger ceci. rumina-t-elle en s'installant à la table de bois sur la véranda. Elle savait surtout que si elle attendait le lendemain, elle n'aurait pas le courage de s'y mettre, craignant trop de trouver le texte mauvais et qu'elle balancerait le tout à la poubelle. Elle l'avait déjà fait trois fois. Si je fais les corrections à chaud, j'arriverai peut-être à un résultat convenable.

La jeune femme saisit son crayon avec détermination et se mit à parcourir les premières lignes de son travail, lisant le texte à mi-voix, afin d'entendre sonner les mots et de contrôler la fluidité des phrases. Elle parvint au bas de la première page et constata qu'elle n'avait barré que quelques passages seulement. "Hé, je tiens peut-être quelque chose" murmura-t-elle.

Mais sa lecture s'interrompit soudain lorsqu'un bruit sec et répétitif lui fit lever la tête. Elle reconnut le son bien distinctif de coups de marteau provenant du chalet en face du sien. "Merde, il choisit bien son jour lui !" jura-t-elle bruyamment. Malgré les deux cachets, elle sentait la migraine progresser tel un étau se refermant des deux côtés de son crâne. Mais elle ne voulait pas renoncer. "Pas cette fois !" Elle saisit les feuillets et rentra s'installer sur le divan, appuyant sa tête contre les coussins colorés.

Elle se replongea dans son texte, et parvint à corriger cinq pages de plus. Pourtant, même avec la porte fermée, elle entendait toujours les coups de marteau. Les murs de son chalet étant tout sauf récents, ils n'offraient pas vraiment d'insonorisation. Les coups secs frappés de façon rythmique résonnaient dans sa tête, y envoyant des ondes de douleur de plus en plus difficiles à ignorer. Elle ferma les yeux et sentit monter en elle une colère subite et incontrôlable, de celles qu'on ne peut pas contenir, même en luttant de toutes ses forces. Une colère mêlée d'un sentiment d'injustice et d'impuissance. Une colère qui sans aucun doute, ruminait en elle depuis pas mal de temps. Elle se leva, le visage crispé, et grinça : "Ça suffit ! Marre, marre, marre !" Et sans plus attendre, elle sortit et se dirigea vers le chalet en réparation, traversant le pré à grands pas.

Quand elle parvint près du chalet, Juliette aperçut une échelle appuyée contre la façade. Levant les yeux, elle ne parvint toutefois pas à distinguer nettement l'homme occupé à réparer le toit, à cause du soleil au zénith qui l'éblouit violemment. Se protégeant les yeux de la main, elle appela.

"S'il vous plaît. Vous pouvez arrêter ça ?"

Mais le bruit des coups de marteau couvrit le son de sa voix. Sa colère redoubla. Elle cria.

"Hé, vous entendez ce que je vous dis ?"

Cette fois, les coups cessèrent. La silhouette qu'elle distinguait en fronçant les sourcils se déplaça sur le toit et ce n'est que lorsque l'homme descendit sur l'échelle que Juliette put le voir enfin nettement... Et constater que c'était une femme. Celle du supermarché.

Les mêmes yeux bleus perçants la fixaient, plutôt froidement, teintés d'une légère lueur d'interrogation. Elle était vêtue d'un short en jean rapiécé et d'un t-shirt sans manches révélant des épaules bien proportionnées aux muscles discrets mais évidents. Sa taille l'obligeait à baisser un peu la tête, recouverte d'une casquette rouge, pour regarder Juliette, toujours sans dire un mot.

Cette dernière sentit sa colère s'évaporer en un éclair pour être remplacée par un épouvantable embarras, qui provoqua une rougeur très gênante sur son visage. Elle balbutia.

"Je... Euh... Je m'excuse. Je ... Je voulais juste...."

Bon sang, de quoi j'ai l'air là ? Quelle idiote ! Prise d'une impulsion subite, elle continua, d'un ton qui se voulait enjoué.

"Je voulais juste vous souhaiter la bienvenue. C'est un peu tard, je sais, mais mieux vaut tard que jamais."

L'inconnue en face d'elle ne répondant toujours rien, Juliette lui tendit alors la main.

"Je suis votre voisine. Je m'appelle Juliette. Si vous avez besoin de quelque chose, n'hésitez pas. "

La grande femme répondit d'une poigne ferme, mais le visage resta froid, contrastant avec sa voix basse et vibrante.

"Merci. Moi, c'est Chris."

Elle avait un léger accent , remarqua aussitôt Juliette, anglais ou américain. La jeune femme rejeta ses cheveux blonds en arrière, ne sachant pas que dire ensuite. Le silence se prolongea quelques secondes et Juliette finit par le rompre.

"Eh bien voilà, les présentations sont faites. A bientôt peut-être."

La femme dénommée Chris hocha imperceptiblement la tête, en guise de salut, se retourna et grimpa à l'échelle. Quelques secondes plus tard, les coups de marteau repartaient de plus belle. Juliette resta quelques instants interdite.

Bon, je fais quoi maintenant ? Je la rappelle et je lui dis combien ma tête me fait mal ? Du style 'Maintenant qu'on s'est présentées, on peut tout se dire. Pourriez-vous stopper ce vacarme ?'

Elle fourra les mains dans ses poches en soupirant et se détourna du chalet, retraversant le pré, les épaules légèrement affaissées. Sans voir que la grande femme sur le toit la regardait s'éloigner avec attention.

De retour au chalet, Juliette stoppa quelques instants près du divan, regardant les feuillets éparpillés par terre. Elle les ramassa et se releva en gémissant. Il faut que je me couche. C'est la seule chose à faire.pensa-t-elle en gardant les yeux fermés un instant. Elle alla déposer les feuillets près du PC et regagna sa chambre tirant les rideaux et ne laissant filtrer qu'un léger rayon de lumière. Passant rapidement sa chemise de nuit, elle se glissa entre les draps frais, s'obligeant à respirer profondément et à décontracter ses muscles crispés à cause de la douleur.

Elle avait toujours eu des migraines. Elles apparaissaient le plus souvent quand elle était stressée ou fatiguée, et pouvaient parfois la clouer au lit pendant une journée entière. Juliette avait appris à vivre avec, refusant de devenir dépendante des drogues diverses prescrites par son médecin.

Dormir et se relaxer était généralement la seule solution. Elle se tourna sur le côté en soupirant. "Tu n'aurais pas dû t'entêter comme ça aujourd'hui. Regarde où ça t'a menée, espèce de tête de mule !" Le front pressé contre la fraîcheur de l'oreiller, les lancements sourds dans son crâne semblaient s'estomper légèrement et une torpeur bienvenue envahit son corps. Elle songea à ce qu'elle avait écrit. Ce n'est pas mauvais en soi, mais je sais bien que ce n'est pas ça. Tant que je m'obstinerai à chercher une idée à tout prix, le résultat sera médiocre. Je ne fonctionne pas comme ça. Je n'ai jamais fonctionné comme ça.

Le regard d'azur de sa voisine lui revint en mémoire.Elle a dû me prendre pour une folle. C'est un mauvais début pour des relations de bon voisinage. Sur cette pensée, la jeune femme tomba dans un sommeil profond, un sourire imperceptible au coin des lèvres, sa colère subite définitivement disparue.

______________________________________________________

Chris éteignit la ponceuse et la déposa sur le sol. Elle ôta ensuite les lunettes protectrices indispensables pour ce genre de travail et secoua la fine pellicule de bois qui s'était déposée sur son t-shirt. Elle soupira en regardant la longue portion de barrière qu'il lui restait à poncer. Ça n'avance pas vite. constata-t-elle. Elle se trouvait sur le balcon situé au deuxième étage du chalet, occupant toute la façade ouest. La barrière était constituée de planches aux contours harmonieux, taillées dans du sapin. Mais au fil des ans, le bois avait pris une couleur sombre, les intempéries l'ayant recouvert de taches et de marques diverses. Le travail de Chris consistait à enlever, grâce à sa ponceuse électrique, toutes ces irrégularités et à redonner au bois une teinte claire et propre. Mais les entrelacs compliqués des planches rendaient cette tâche plus difficile que prévu.

Chris passa par la porte-fenêtre qui accédait dans sa chambre et saisit la bouteille d'eau fraîche déposée sur sa table de chevet, qui consistait toujours en une caisse. Toutefois, la pièce s'était meublée depuis son emménagement, s'enrichissant d'une grande armoire de bois sombre ainsi que d'un fauteuil à bascule où reposaient quelques vêtements froissés. Contre le mur, elle avait accroché une de ses photos préférées ramenée d'un de ses premiers voyages en Afrique, une panthère s'étirant dans la lumière voilée du petit matin.

Elle ressortit, la bouteille à la main et s'appuya nonchalamment contre la paroi, l'ombre de l'avant-toit lui procurant une fraîcheur bienvenue. La température était agréable et elle avait décidé d'abandonner le travail intérieur pour l'instant. Elle avait terminé le toit deux jours auparavant, ce travail s'étant révélé plus rapide que prévu. A cette pensée, elle dirigea son regard vers le chalet d'en face, un léger sourire naissant sur ses lèvres. Si les coups de marteau l'ont dérangée, j'imagine ce qu'elle doit penser de la ponceuse. Chris n'avait pas été dupe de l'interruption de sa voisine quelques jours auparavant. La jeune femme avait masqué son irritation sous des paroles aimables, mais elle n'était certainement pas venue pour lui souhaiter la bienvenue. Et comment tu sais ça, toi ? Tu lis dans les pensées maintenant ? Pourquoi ne serait-elle pas venue simplement se présenter ? C'est comme ça que font les gens normaux. Un mouvement devant l'autre chalet interrompit le cours de ses pensées. Elle vit la jeune femme blonde entrer dans sa voiture et quelques instants plus tard, la Golf s'éloignait sur le chemin de terre. Chris leva la tête, notant la position du soleil et décida de stopper son labeur. Je continuerai demain, un break me fera du bien. La lumière est intéressante, autant en profiter.

Elle prit une douche rapide mais indispensable afin de se débarrasser de toute la poussière dégagée par son travail. Puis elle revêtit ce qu'elle appelait "sa tenue de camouflage" à savoir un de ses pantalons de toile vert pâle ainsi qu'une chemise beige et passa son gilet "multi-poches" par-dessus. Son sac à dos était prêt, déposé à l'entrée, à côté de ses chaussures de marche. Elle vérifia toutefois qu'il contenait assez de films de rechange. Puis, la jeune femme ferma la porte à clef et s'éloigna en direction de la forêt toute proche

Un sentier assez étroit s'enfonçait entre les arbres et serpentait en pente douce jusqu'à la rivière qu'on entendait gronder au loin. Chris avait déjà pris ce chemin et savait qu'il lui faudrait une demi-heure environ pour y arriver. Toutefois, les eaux tumultueuses libérées par la fonte des neiges ne l'intéressaient pas aujourd'hui. Le mois de mai amenait les débuts de nidification de plusieurs espèces d'oiseaux et elle souhaitait découvrir quelques couvées et les observer afin de définir les périodes d'éloignement des parents. Elle pourrait ainsi revenir prendre des clichés des oisillons à ces moments-là. Elle accordait beaucoup d'importance au fait de ne pas ennuyer les animaux sur leur site de reproduction et savait qu'elle pouvait provoquer l'abandon des petits en dérangeant les oiseaux par sa présence.

Chris quitta le sentier et s'enfonça dans les taillis vers l'endroit qu'elle avait repéré quelques jours auparavant, une large cavité dans un pin forée par un pic épeiche à environ 4 mètres du sol. La vue était bien dégagée et munie d'un téléobjectif, elle pourrait prendre des clichés intéressants. Elle s'installa contre une vieille souche, y calant son dos dans une position la plus confortable possible et sortit une paire de jumelles de la poche extérieure de son sac.

Elle observa les oiseaux jusqu'à la tombée de la nuit, et rebroussa chemin l'oreille aux aguets, espérant entendre le récital d'un rossignol, généralement familier en cette période de l'année. Quand la jeune femme regagna le chalet, il faisait presque nuit. Elle resta quelques minutes appuyée contre le tas de bois, en songeant qu'il lui faudrait en acquérir plus en vue de l'hiver. J'ai pris une bonne décision en venant ici, pensa-t-elle, je crois que je me sens déjà mieux. Non, je suis sûre de me sentir mieux.

"Ouais, essaie de t'en convaincre, Crissie" murmura-t-elle d'un ton ironique tout en se décidant à rentrer.

**********



 

 


Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :